Qui était Kragbé Gnagbé ? Le portrait succinct laissé par l’histoire révèle que l’homme était un sécessionniste, un séditieux et un anarchiste. Nous sommes en 1970. Kragbé Gnagbé, natif du village de Gaba, dans le canton guébié, à la tête d’une centaine de membres de son parti interdit (le Parti national africain ou PANA), armés de fusils et de machettes assiègent la ville de Gagnoa. Ils descendent le drapeau tricolore, symbole de la nation ivoirienne et érigent leur propre drapeau sur les mats de la sous-préfecture et du commissariat de police. Kragbé Gnagbé proclame la république d’Eburnie, dont il s’autoproclame chancelier. Il publie un manifeste « La proclamation aux tribus d'Eburnie » et une constitution qu’il appelle « La loi organique de l'Etat d'Eburnie ».
Dans son manifeste qui rappelle un certain « Mille morts à gauche, mille morts à droite, moi j’avance », il déclare solennellement qu' « il faut se battre avec tous les moyens, même avec nos mains nues, dussions-nous y mettre le prix en hommes et en sang. Le sang parle mieux aux masses, car c'est le langage de la politique ». Il ordonne une purge ethnique sur la base d’un tract qui dénonçait « le vol des terres des paysans bété par les allogènes baoulé avec la complicité du pouvoir central ». Le gouvernement de Houphouët-Boigny qu’il ne reconnaît pas dépêche alors le commandant du corps urbain Obou Kouassi (père d’un célèbre footballeur international qui a fait les beaux jours des Eléphants de Côte d’Ivoire) afin de négocier une trêve avec les sécessionnistes. Ce dernier est capturé, séquestré, torturé (il a été émasculé et ses parties intimes ont été enfouies dans sa bouche) et finalement décapité. Son nom y serait pour quelque chose. Une grave méprise puisqu’il était originaire de Daloa…
Le pouvoir du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) prend alors la menace sécessionniste très au sérieux. Kragbé Gnagbé et son armée se retirent dans un maquis situé entre les villages de Bobia, de Dikouéhipalégnoa et de Tipadipa, dans les cantons Pacolo et Guébié. Kragbé Gnagbé, rappelons-le, avait été chassé de son village par ses parents quelques mois plus tôt après son arrestation et sa libération. Ceux-ci dénonçaient sa propension séditieuse et les exactions (racket des paysans à travers des impôts sauvages, menaces contre ceux qu’il accusait de collaborer avec le pouvoir PDCI, etc).
Kragbé Gnagbé et son armée se livrent dès lors aux premiers massacres en masse de populations allochtones traitées de suppôts du pouvoir central et autochtones accusées de collaboration avec « l’ennemi ». Dans les villages et sur les routes, l’armée de Kragbé Gnagbé contrôle les identités et passe systématiquement à l’arme à feu ou à l’arme blanche, les « ennemis ».
Une semaine après le siège de Gagnoa par les sécessionnistes, l’armée nationale conduite par l’officier Gaston Ouassénan Koné prend le contrôle de la situation dans la région. Kragbé Gnagbé est éliminé dans des circonstances encore floues. C’est la fin d’une aventure sanglante qui a commencé en août 1966, au retour au pays, du jeune intellectuel Kragbé Gnagbé après des études en occident.
Kragbé Gnagbé était en définitive un dangereux tribaliste doublé d’un piètre sécessionniste. Il était plus qu’un rebelle puisque lui a franchi le cap de la rébellion pour proclamer sa république. C’est cet homme extrêmement dangereux dont les actions séditieuses ont été matées (un rebelle ça se mate sinon ça discute avec lui, c’est un principe de la science politique) par Houphouët-Boigny dont l’héritage est revendiqué par Laurent Gbagbo. Rien d’étonnant, en fin de compte.
Mais alors pourquoi dénoncer Guillaume Soro, le patron d’une rébellion qui n’est pas pour autant glorieuse ?
André Silver Konan
Journaliste écrivain